
La mort. L’horreur absolue de la non-existence. La mort ne rentre dans aucun schéma. Il n’y a pas d’explication à la mort. Elle entre, elle vous arrête au milieu d’une phrase : « Non, c’est fini » et claque la porte.
Les Ombres du Styx
Dans un petit village perché sur les falaises d’Épire, les habitants parlaient encore à voix basse d’anciens dieux et de pactes oubliés. Chaque soir, le vent qui soufflait depuis la mer portait des murmures étranges, et ceux qui osaient s’aventurer trop près des anciennes ruines racontaient avoir vu des silhouettes disparaissant dans la brume.
Kallias, un jeune berger, avait toujours ignoré ces histoires. Il préférait ses troupeaux aux contes des anciens. Mais un soir d’hiver, alors qu’il ramenait ses moutons à la maison, il aperçut une lueur étrange au bord du ravin. Curieux, il s’approcha et découvrit une pierre noire, lisse comme l’obsidienne, gravée de symboles qu’il ne connaissait pas. Dès qu’il la toucha, un frisson glacial parcourut son corps, et la nuit sembla tomber plus tôt autour de lui.
Cette nuit-là, Kallias rêva d’un fleuve aux eaux sombres, dont la surface semblait refléter non pas la lune, mais les visages des morts. Une voix grave et sifflante l’appelait : « Viens… viens vers le Styx. » Le matin suivant, il se réveilla couvert de sueur, persuadé qu’il s’agissait d’un rêve. Mais bientôt, des disparitions inquiétantes commencèrent dans le village : une vieille femme, un enfant, un berger… tous avaient été vus pour la dernière fois près du ravin.
Ignorant les avertissements des anciens, Kallias retourna sur le lieu où il avait trouvé la pierre. Il y trouva une créature faite d’ombre et de flammes noires, ses yeux flamboyant d’un rouge surnaturel. Elle se présenta comme Charon, le passeur des âmes. « Celui qui touche la pierre du Styx scelle son destin », murmura-t-elle. « Les vivants marchent encore, mais ton cœur s’alourdit. Tu vois désormais ce que les morts cachent. »
Terrifié, Kallias tenta de fuir, mais les arbres semblaient se refermer sur lui, et la brume du ravin l’enserrait comme une main froide. À travers les ombres, il aperçut des spectres déformés, les âmes de ceux disparus, condamnés à errer éternellement, leur souffle un gémissement qui glaçait le sang. Les villageois, pourtant proches, ne pouvaient le voir ; seul lui entendait leurs cris désespérés.
Jour après jour, Kallias sombrait dans la folie. Il comprit que chaque personne qui disparaissait était entraînée dans le Styx, jugée pour ses péchés par des entités anciennes, oubliées de la mémoire des hommes. Il tenta de cacher son savoir, mais la pierre l’attirait irrésistiblement. Une nuit, il se rendit compte qu’il était suivi : derrière lui, dans la brume, une silhouette vêtue de noir avançait lentement, traînant une chaîne rouillée. C’était le spectre d’Hermès psychopompe, gardien des chemins entre les vivants et les morts, veillant à ce que personne n’échappe à son destin.
Kallias fit un pacte désespéré : il offrit son âme pour sauver le village. Charon apparut, un sourire sinistre sur ses lèvres d’ombre. « L’âme d’un seul contre les âmes de tous… » murmura-t-elle. Le jeune berger sentit son corps se refroidir, et une douleur profonde le traversa comme si chaque os était brisé. Mais lorsqu’il ouvrit les yeux, il était seul sur le ravin, le village intact. Le Styx semblait lointain… mais dans chaque miroir, chaque reflet de l’eau, il voyait désormais les visages des morts, murmurant son nom.
Kallias n’était plus vraiment vivant. Il errait parmi les vivants, ni mort ni tout à fait homme, spectateur silencieux des destinées humaines. Et ceux qui osaient s’approcher du ravin entendaient parfois, dans le vent, une voix glaciale : « Le Styx prend toujours ce qui lui revient… »
Depuis ce jour, aucun villageois ne s’aventura jamais seul près du ravin. Et si, par malheur, quelqu’un disparaissait, certains racontent qu’il aperçoit, dans le reflet d’une flaque ou dans la brume du matin, les yeux de Kallias, condamné à guider les vivants vers l’ombre… pour l’éternité.
